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Olivier Dabène : « Pour l’emporter, Aecio Neves doit rallier 75% des voix de Marina Silva »

Olivier Dabène, professeur à Sciences Po
Olivier Dabène, professeur à Sciences Po

Professeur de science politique à Sciences Po, chercheur au CERI (Centre d’études et de recherches internationales), fondateur et président de l’OPALC  (Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes), Olivier Dabène livre son analyse sur l’élection présidentielle au Brésil , à l’issue du premier tour du 5 octobre et avant le second tour qui se tiendra le 26 octobre, opposant la présidente sortante Dilma Rousseff et son adversaire social-démocrate Aecio Neves.

 

Avez-vous été surpris par l’éviction de Marina Silva au premier tour de l’élection présidentielle ?

Par son éviction, non. Les sondages des derniers jours précédant le scrutin la plaçait déjà derrière Aecio Neves. Ce qui m’a surpris, c’est l’ampleur de l’écart avec ce dernier [21,3% des suffrages pour Silva, 33,5% pour Neves, ndlr]. Celui-ci a notamment beaucoup progressé en fin de campagne dans l’Etat de Sao Paulo, où la machine PSDB [parti social-démocrate] s’est révélée particulièrement efficace. Quoi qu’il en soit, la forte avance de Dilma Rousseff au premier tour (41,6%) et le duel ultra classique entre PT et PSDB qui s’annonce au deuxième tour montre que les mouvements sociaux de juin 2013 n’ont eu aucun effet sur cette élection.

Huit jours après le premier tour, Aecio Neves est en tête dans plusieurs sondages et Marina Silva appelle à voter pour lui. A-t-il de réelles chances d’être élu le 26 octobre?

En tenant compte des votes blancs, nuls (comptabilisés au Brésil) et des abstentions, on peut dire que, pour être élu, Aecio Neves devrait rallier 75% des votes récoltés par Marina Silva au premier tour. Ce qui me parait difficile. Car je pense que les électeurs de Marina Silva (adepte d’une «troisième voie » et marquée à gauche malgré son récent positionnement libéral), ne seront pas tous disposés à voter pour le candidat du PSDB, loin de là. Une bonne partie se reportera sans doute sur Dilma Rousseff ou votera blanc. En fait, même si Marina Silva est théoriquement en position d’arbitre, sa capacité réelle à orchestrer le report de ses voix au deuxième tour me semble très faible.
Quant à Aecio Neves lui-même, même s’il n’était pas jusqu’ici très connu au niveau national, c’est un homme politique aguerri qui a la carrure d’un homme d’Etat et qui bénéficie du soutien et des relais d’un des deux partis les plus puissants du Brésil. Il faut cependant souligner que lors des élections des gouverneurs (1), il a été défait dans son propre fief, le Minas Gerais, au profit du Parti des Travailleurs (PT).
Certes, après le premier tour, les compteurs ont été remis à zéro, avec des temps de parole égaux. Aecio Neves peut mettre Dilma Rousseff en difficulté au sujet de la faible croissance économique ou de la question de la corruption, de nouvelles révélations sur le dossier Petrobras (qui éclabousse le PT) étant toujours possibles. Mais on sait bien que dans ce pays, ce n’est pas un argument électoral fort, les Brésiliens étant devenus très résignés face à la corruption.
Je pense donc que, même si Aecio Neves a ses chances, Dilma reste favorite, malgré l’usure du pouvoir. D’autant que, bien qu’il ait perdu 18 sièges lors des législatives, le PT reste, avec 70 députés, le premier parti du pays.

Comment expliquez-vous le taux de rejet élevé dont pâtit Dilma Rousseff (autour de 30%) même si elle est arrivée largement en tête au premier tour ?

Il vient d’abord des classes moyennes inférieures très endettées, exaspérées par tout cet argent canalisé vers les classes plus pauvres, via Bolsa Familia et les autres programmes sociaux. Ils se sentent déclassés par le rattrapage social des plus démunis. Dans un certain sens, ce sont les moins riches qui paient pour les plus pauvres .
L’équilibre démographique au Brésil n’est d’autre part pas favorable à Dilma car le sud est du pays (les Etats de Rio, de Sao Paulo et du Minas Gerais), est plus riche et nettement plus peuplé que les Etats pauvres du Nord, qui restent fidèles au PT.

Le monde des affaires ne lui est-il pas hostile ?

Je pense que, depuis 12 ans, le patronat s’est vraiment habitué au PT grâce auquel il a conquis de nouveaux marchés dans le monde. Lula, en particulier, a vraiment bien défendu les intérêts brésiliens, notamment dans les organismes multilatéraux comme l’OMC. Il a lancé de nouveaux programmes d’investissement en Afrique ou au Moyen Orient… D’ ailleurs, les chefs d’entreprise préfèrent avoir un parti de gauche modéré au gouvernement, pour ne pas avoir de problèmes avec les syndicats. Ils savent très bien que dès que le PT quittera le pouvoir, il attisera la mobilisation sociale et ce sera une autre affaire !

La croissance brésilienne est quasi nulle. Le modèle choisi par le PT est-il à bout de souffle ?

On peut contester certains de ses choix. Le pays a aggravé ces dernières années sa dépendance aux marchés mondiaux de matières premières _ au marché chinois en particulier, dont le ralentissement pèse mécaniquement sur sa propre croissance. Il a laissé s’accentuer la désindustrialisation. Dilma Rousseff en est consciente mais, en période de vaches maigres, il est difficile de revenir à l’ère des grandes politiques industrielles. Je rappelle que la période de croissance 2003-2008 reste exceptionnelle dans l’histoire du Brésil.
Dilma Rousseff promet de poursuivre et d’amplifier sa politique sociale, ce qui me parait une bonne réponse à la situation actuelle. Le recul de la pauvreté depuis 12 ans est lié pour deux tiers aux années de forte croissance et pour un tiers seulement aux programmes sociaux ; des études de la Cepalc et de l’Institut Getulio Vargas le prouvent. Or, ce qui fait défaut aujourd’hui, c’est la croissance. Elle a donc raison de mettre l’accent sur ces programmes sociaux, d’autant que le pays en a largement les moyens : le coût de Bolsa Familia ne pèse qu’un demi-point de PIB ! A titre de comparaison, les retraites de fonctionnaires représentent quelque 20% du PIB. C’est d’ailleurs plutôt là que se trouvent les gisements d’économies.

Contrairement à Aecio Neves, Dilma n’est pas perçue comme « probusiness »…

Dilma Rousseff n’est pas « promarché » mais pas « antibusiness » non plus. Ce n’est pas nouveau. Le Brésil s’est presque toujours placé dans cette position intermédiaire, modérée. Il n’a pas signé d’accords de libre échange depuis des années, et reste en dehors de la dynamique actuelle néolibérale, symbolisée par la nouvelle Alliance du Pacifique (2). Pour ma part, je pense profondément qu’il a raison. Beaucoup d’études démontrent que les accords de libre échange ont un impact très marginal sur la croissance, voire un coût important. Les pays d’Amérique latine séduits par le libéralisme ne prêtent pas assez attention aux 20 ans d’expérience mexicaine de libre échange avec les Etats Unis.
Il est probable qu’Aecio Neves attaque Dilma Rousseff sur son option protectionniste, voire qu’il défende un rapprochement avec l’Alliance du Pacifique. Mais je le répète, le Brésil a très rarement été libéral au cours de son histoire, restant essentiellement développementiste. Même la plupart des militaires croyaient à l’intervention de l’Etat. Il n’existe d’ailleurs pas au Brésil de grand parti conservateur, essentiellement parce que la droite brésilienne a collaboré pendant 20 ans avec la dictature.

Comment voyez-vous 2015 pour le Brésil ?

Quel que soit le vainqueur de cette élection, celui-ci doit s’attendre à une année très difficile. Malgré les progrès sociaux déjà réalisés et un chômage au plus bas, les problèmes accumulés dans les domaines de l’éducation, du logement, des infrastructures et de la corruption demeurent. Et le pays aura du mal à poursuivre son rythme de réduction de la pauvreté.

Propos recueillis par A.D

(1) Les élections des gouverneurs sont simultanées avec le premier tour de la présidentielle, comme celles des députés et le renouvellement d’un tiers du Sénat
(2) Union fondée sur le libre échange, créée en 2011 et réunissant le Mexique, le Chili, le Pérou et la Colombie. Elle a pour but de faire contrepoids au Mercosur (Brésil, Argentine , Uruguay, Paraguay , Venezuela) actuellement quasi paralysé.