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La Colombie pourrait exploiter 6 millions d’hectares supplémentaires

Juan Camilo Restrepo, au centre
Juan Camilo Restrepo, au centre

Le ministre colombien de l’agriculture Juan Camilo Restrepo (1) est un élément clé du gouvernement du nouveau président Juan Manuel Santos. Il entend appliquer, dès qu’elle sera adoptée, la nouvelle « loi sur les terres » destinée à rendre leurs biens aux paysans spoliés par les paramilitaires. Une initiative que le président Santos présente comme la priorité absolue de son mandat, mais dont l’application sera périlleuse.

Quelle est votre mission au ministère de l’agriculture ?

Nous avons de grands projets. Selon la FAO, la Colombie est l’un des seuls pays au monde disposant de terres agricoles encore inexploitées. C’est un atout appréciable dans le contexte actuel des besoins alimentaires croissants de la planète, dont le gouvernement de Juan Manuel Santos veut tirer parti. Nous avons ainsi un vaste programme de développement agricole de la « Orinoquia » , à l’extrême est du pays. Nous sommes bien conscients que cette région de grandes savanes (2), où l’on retrouve le même type de sol que dans le cerrado brésilien, est écologiquement fragile et nous entendons la protéger. Néanmoins, nous estimons que dans cette zone, 4 millions d’hectares de terres (majoritairement privées) peuvent être mis en culture. Nous allons donc entreprendre leur valorisation agricole, ce qui semble a priori facile puisqu’il s’agit d’un territoire nouveau, mais sera en fait techniquement très complexe à mettre en oeuvre.

Pour quelles raisons ?

Il s’agit d’une région très éloignée, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle n’est que peu habitée et cultivée. La Colombie s’est développée et peuplée autour de la cordillère des Andes, et sa région orientale est restée quasi vide. Il y a très peu de voies de communication, pas de transports, pas d’infrastructures, il y a tout à faire. Cela dit, quand le développement agricole commencera à se concrétiser, nous aurons besoin de candidats à l’installation dans l’Orinoquia.

D’autre part, un grand nombre d’hectares pourraient être remis en culture, cette fois dans le cadre de la future « loi des terres ». Cette loi fait partie intégrante d’un projet politique de très grande ampleur [le projet de loi en faveur des victimes du conflit armé depuis 1991], qui consiste à rendre aux paysans déplacés les terres dont ils ont été chassés par les paramilitaires, par la force et la violence, au cours des 20 dernières années. Ce projet est la priorité numéro un du président Santos, il a même déclaré que s’il ne parvenait à mener à bien que cette seule mission durant son mandat, il serait satisfait. Nous estimons que 2 millions d’hectares, principalement au nord du pays, sont concernés. La majorité de ces terres n’ont d’ailleurs pas été cultivées par les paramilitaires, qui voulaient juste sanctuariser le territoire.

Le texte a été adopté en décembre dernier par la Chambre des députés et nous avons bon espoir de le faire voter bientôt au Sénat. Car même si une partie de l’extrême-droite est contre, la majorité semble favorable au texte.

Jusqu’à présent , la saisie par l’Etat des terres volées n’a pas eu de grands résultats. Comment allez-vous procéder pour retrouver et convaincre les véritables propriétaires d’aller devant la justice pour récupérer leur bien, en admettant qu’ils aient leurs titres de propriété ?

C’est vrai que c’est difficile, pas tant en raison des moyens financiers que de l’immensité de l’effort administratif que cela représente. Les paysans déplacés vivent maintenant dans les villes, parfois depuis longtemps. Mais nous disposons de registres et nous pensons pouvoir retrouver rapidement 400.000 familles (3), nous sommes en train d’y travailler. Les paysans pourront s’adresser à une juridiction spéciale et seront aidés dans leur démarche par le gouvernement. Contrairement aux procédures en vigueur aujourd’hui, ce ne sera plus au paysan spolié d’apporter la preuve qu’il était détenteur de ses terres, mais aux occupants actuels de prouver qu’ils n’ont pas participé d’une façon ou d’une autre à l’expropriation. La charge de la preuve est renversée.

Malgré le processus de démobilisation des paramilitaires engagé depuis 2003, certains sont encore actifs. Ne pensez-vous pas que les gens auront peur de réclamer la restitution de leurs biens ?

La majorité des gens veulent récupérer leurs terres. S’ils l’ont quittée depuis trop longtemps, s’ils ont refait leur vie en ville, ils pourront la vendre ou s’associer avec d’autres pour la valoriser. Mais il faut bien comprendre que notre volonté de restituer leur patrimoine aux paysans spoliés est une question d’éthique, de morale. C’est une dette sociale de l’Etat que le président Santos a décidée de payer. Nous sommes convaincus que toute solution de paix en Colombie passe par cette étape. Au regard de l’histoire, du droit international aussi, cette démarche est très importante pour le pays.

C’est vrai qu’il y a encore des problèmes de sécurité. Ces derniers mois, depuis la mise en place de cette nouvelle politique, plusieurs assassinats ont eu lieu dans les régions concernées. Mais nous sommes décidés à tenir bon, avec les forces de police nécessaires. Nous mettons actuellement en place des opérations de sécurité et de surveillance pour que, justement, les gens n’aient pas peur de rentrer chez eux.

Les Américains vous aident-ils dans ces opérations ?

Un peu. Mais les moyens déployés sont essentiellement nationaux .

Quel type d’agriculture voulez-vous encourager sur ces 6 millions d’hectares ? Ces projets ne risquent-ils pas d’augmenter encore la taille des haciendas ?

Non. Le territoire colombien est très grand et il y a de la place pour tous les types d’agriculture, entrepreneurial, familial, coopératif, pour petits paysans et grands propriétaires. Nous voulons tous les faire coexister.

Faut-il voir dans ces initiatives une rupture entre la politique de l’ancien président Alvaro Uribe et celle de Juan Manuel Santos, qui est pourtant un proche et fut son ministre de la Défense ?

Il y a une continuité politique, mais avec des différences, surtout dans le style mais aussi en termes de contenu. Pour le président Santos, la lutte pour la sécurité ne doit pas être seulement militaire, le volet social compte beaucoup pour lui. Cette loi sur les terres, la volonté d’intégrer les paysans dans la vie économique illustrent ces différences.

Propos recueillis par Anne Denis à Paris

(1) Après avoir étudié le droit à Paris et à la London School of Economics, il fut notamment , dans les années 70, un dirigeant de la fédération colombienne des producteurs de café. Au cours de la décennie 90, il a été ministre de l’Energie et des Mines , sénateur et ministre des Finances, puis ambassadeur de Colombie à Paris. Le nouveau président colombien et lui se connaissent de longue date.

(2) Egalement appelée « Llanos orientales » (les plaines orientales), cette région est aujourd’hui dédiée essentiellement à l’élevage extensif de bovins.

(3) Selon plusieurs ONG, le conflit aurait entrainé le déplacement de 3 à 4 millions de personnes en Colombie. La surface des terres abandonnées par ces Colombiens depuis 1995 serait de près de 5 millions d’hectares.