Pérou  » Politique

Duel des extrêmes au second tour des élections péruviennes

Ollanta Humala et sa famille
Ollanta Humala et sa famille

Le nationaliste de gauche Ollanta Humala affrontera le 5 juin Keiko Fujimori, fille et héritière de l’ancien autocrate populiste de droite Alberto Fujimori. Deux candidatures protestataires inattendues dans un pays en forte croissance _ 8,8% en 2010_ mais plus inégalitaire que jamais.

L’issue de l’interminable campagne électorale péruvienne reste incertaine. Le premier tour de la présidentielle, le 10 avril, a été remporté par le candidat de gauche radicale Ollanta Humala, largement en tête avec 31,7% des suffrages, devant Keiko Fujimori (23,5% des voix), fille de l’ex dictateur de droite populiste d’origine japonaise Alberto Fujimori. Ces outsiders situés aux deux extrêmes de l’échiquier politique du Pérou, ont éliminé les 8 autres candidats, dont tous ceux issus de la mouvance de droite modérée au pouvoir depuis 10 ans : l’ex-Premier ministre Pedro Pablo Kuczynski (PPK), arrivé troisième avec 18,5%, l’ancien président Alejandro Toledo (15,6%) et l’ancien maire de Lima, Luis Castañeda (9,8%). Un résultat que personne, trois mois avant, n’aurait pu prédire dans ce pays en forte croissance, alors que la plupart des sondages pronostiquaient un second tour Toledo-Castañeda. Mais Humala , qui était déjà présent au second tour des élections de 2006, a fait, de l’avis général , une excellente campagne, affichant une modération nouvelle et refusant soigneusement tout parallèle avec le très radical président vénézuélien Hugo Chavez auquel on le compare sans cesse. Il a pour cela été efficacement secondé par des conseillers de l’ancien président brésilien Lula (payés, dit-on, par Caracas), dont il se réclame désormais. Résultat, sa cote est montée en flèche dans les dernières semaines avant le premier tour.

Tractations

Depuis le 11 avril, de fiévreuses tractations se déroulent entre les deux finalistes et les candidats écartés. Toledo s’est résolu à discuter avec Humala, les contacts se multiplient entre Fujimori et les libéraux PPK et Castañeda. C’est en effet du report des voix de ces vaincus que dépend l’issue du second tour. Humala comme Fujimori s’efforcent donc de lisser leurs déclarations pour se concilier le soutien de ces centristes libéraux. L’écrivain Mario Vargas Llosa, bien que passé en quelques décennies du castrisme au libéralisme le plus assumé, s’est lui-même récemment prononcé en faveur du candidat de gauche Humala, après avoir soutenu Toledo au premier tour. Le Prix Nobel de littérature 2010, qui ne fait pas toujours dans la dentelle, avait pourtant estimé qu’une alternative Humala- Fujimori reviendrait à choisir entre « le sida et le cancer en phase terminale ». Mais sa haine d’Alberto Fujimori, qui l’a battu à plate couture lors de l’élection de 1990 (à laquelle l’écrivain s’était présenté) a été la plus forte. Reste à savoir s’il dispose encore d’une influence significative dans son pays natal (qu’il a quitté pour l’Espagne en 1990).

Pour autant, difficile de savoir qui l’emportera le 5 juin prochain. La Bourse a dévissé depuis l’annonce du score d’Ollanta Humala au premier tour, avant de se reprendre ces jours-ci avec le renversement , certes timide, de la tendance. Deux sondages récents placent en effet Keiko Fujimori en tête avec, selon les instituts, 40,6% et 41% des voix, contre 37,9% à 39% pour Ollanta Humala. Ce lieutenant-colonel à la retraite de 48 ans, issu d’une famille métisse aisée, est redouté et haï par les milieux d’affaires et les classes aisées blanches, qui craignent qu’il ne déboulonne le régime libéral en place depuis plus de 20 ans au Pérou. Son père Isaac est le fondateur de l’ethnocacérisme (1), mouvement socialiste, nationaliste et indigéniste. Ollanta lui-même a combattu le régime fujimoriste et son frère Antauro est l’auteur d’une rébellion avortée au milieu des années 2000. Surtout, le soutien actif que lui avait apporté Hugo Chavez lors de la campagne électorale de 2006 continue de lui coller à la peau, même s’il n’a cessé, depuis , de prendre ses distances avec le chantre vénézulien de l’antilibéralisme et de l’antiaméricanisme. Chavez ne renierait cependant pas de nombreuses réformes inscrites au programme d’Humala et de sa coalition Gaña Peru, qui prévoit notamment une réforme de la Constitution et la renégociation des contrats d’exploitation des ressources naturelles, minières en particulier. Un programme plébiscité dans les provinces andines et dans les quartiers pauvres de Lima.

Keiko Fujimori, 35 ans, héritière du courant de droite populiste de son père et favorable comme lui à l’économie de marché, ne suscite évidemment pas le même rejet dans les milieux économiques. En outre, elle bénéficie aussi d’un certain vote populaire sécuritaire. « La montée de l’insécurité dans le pays est l’un des thèmes importants de la campagne », estime un bon connaisseur du pays. Le fujimorisme conserve d’ailleurs depuis 10 ans un réservoir de votes de 17 à 20 % de nostalgiques de ce régime à la «mano dura», qui a triomphé de l’hyperinflation et du Sentier lumineux. Mais beaucoup de Péruviens conservent une haine farouche à l’égard de cet autocrate et de ses escadrons de la mort. Alberto Fujimori purge depuis 2010 une peine de 25 ans de prison pour violation des droits de l’Homme et corruption et nombreux sont ceux qui craignent que sa fille ne le gracie, si elle est élue.

Keiko Fujimori en meeting

Keiko Fujimori en meeting

34% de pauvres

Même s’il est possible qu’Humala rate, pour la seconde fois, la dernière marche menant au pouvoir, son score remarquable au premier tour est le signe d’une profonde frustration au sein de la population. A priori surprenant dans un pays affichant la meilleure croissance d’Amérique latine et l’une des meilleures au monde avec une hausse de 8,78% en 2010 et un rythme annuel de 6 à 7 % depuis 10 ans. Le modèle néolibéral qui prévaut depuis deux décennies, marqué par l’orthodoxie financière, l’ouverture du pays aux investisseurs étrangers, la multiplication des accords de libre-échange (avec le Mexique, les Etats-Unis, la Chine, l’Union européenne) permet certes au pays d’afficher d’enviables indicateurs macroéconomiques à peine écornés par la crise de 2008, des finances saines (45 milliards de dollars de réserves) et des institutions économiques solides, telle la banque centrale. Mais  ce modèle n’a eu aucun effet sur la réduction des inégalités, parmi les plus fortes du sous-continent, qui se sont même creusées, comme le souligne Carlos Quenan, professeur à l’IHEAL. Même si le nombre de Péruviens vivant dans la misère (avec moins de 4 dollars par jour) a reculé de 49% à 34% depuis 2004, il reste très élevé. Surtout, la majorité a le sentiment de ne pas profiter du boom économique, tant les systèmes redistributifs sont défaillants, avec un taux de travail informel de 70% et une pression fiscale de moins de 15%. En matière d’éducation, de santé, de couverture sociale, d’infrastructures, le pays est à la traîne. Les zones rurales (30% de la population) sont délaissées au profit des villes, à commencer par Lima . La main mise des majors sur l’activité minière rencontre une hostilité croissante des populations locales, dont les manifestations sont parfois brutalement réprimées.

Signe du rejet de plus en plus net de cette politique, le président sortant Alan Garcia (centre droit) à qui la Constitution interdit de se représenter, achève son mandat avec un taux de popularité de moins de 30%. La candidate choisie par son parti, l’Apra, n’a pu se maintenir jusqu’au premier tour et lors des législatives qui se sont tenues le même jour, l’Apra n’a recueilli que 4 sièges (sur 130) ! Pour autant, pas facile de savoir ce que feront les 45% des quelque 20 millions d’électeurs qui ont voté au centre au premier tour. En tout cas, quel que soit le candidat élu, il devra composer avec un Parlement très fragmenté où ni la coalition d’Humala (bien qu’en tête) , ni celle de Keiko Fujimori n’a la majorité. De quoi modérer les ardeurs de l’un ou de l’autre même si certains observateurs prédisent, en cas de victoire d’Humala, l’élection à court terme d’une assemblée constituante.

 

(1) En référence au colonel et président du Pérou Andrés Cáceres (fin du XIX ème siècle) qui s’illustra dans la guerre du Pacifique contre le Chili.