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Cohn-Bendit à la recherche de son rêve socratique

Daniel Cohn Bendit  au Brésil en juin 2014
Daniel Cohn Bendit au Brésil en juin 2014

Pendant la Coupe du Monde 2014, l’ex-député européen a sillonné le Brésil dans un camping-car, pour déceler ce qui restait de la «démocratie corinthiane», incarnée dans les années 80 par le footballeur Socrates. Diffusé ce soir sur Arte à 20h 50, son documentaire offre une vision décalée, désabusée et subtile du Brésil d’aujourd’hui.

Une nuit de juin 2014, le long de la grande avenue de Rio qui borde la plage de Copacabana, ou d’Ipanema. La caméra est plantée sur le trottoir, les voitures défilent, jusqu’à ce qu’un camping-car s’approche et s’arrête. Daniel Cohn-Bendit en descend et marche jusqu’à la plage d’un pas moyennement assuré, tandis que sa voix off évoque sa nostalgie de son premier voyage en 1983 dans le Brésil de la dictature. Voyage durant lequel il assista au match de foot mythique des Corinthians de São Paulo, dont les joueurs avaient déployé une immense banderole avec l’inscription « Gagner ou perdre mais toujours en démocratie». Il rencontra dans la foulée le capitaine du club, Socrates, symbole de ce lien alors très fort entre football et politique et inspirateur de l’expérience unique d’autogestion que fut la démocratie corinthiane. « Vous rêviez de révolution, nous l’avons faite », lança celui-ci à l’icône de mai 68.

Depuis, ils sont restés amis. « Il y a trois ans, nous avons eu l’idée, ensemble, de revisiter pendant la Coupe du Monde ce qui reste une exception brésilienne, quand le football n’est pas seulement un spectacle », raconte Cohn-Bendit. Mais Socrates est mort en décembre 2011 et l’ancien député Vert européen a pris la route sans lui, dans un camping-car brinquebalant datant, assure-t-il, de 1968.
C’est ainsi que débute le documentaire «Sur la route avec Socrates », diffusé ce mardi 10 mars sur Arte à 20 h50 (1), et qui sera présenté début avril au Brésil, au festival du documentaire, hors compétition. L’objectif de ce journal de bord d’un road movie de 7000 km a été de traquer, durant la Copa, ce qu’il restait de l’idéal des Corinthians, dans un Brésil démocratisé mais toujours très inégalitaire, et sur fond de football mondialisé. En juin 2013, la population brésilienne était descendue massivement dans la rue pour s’indigner des préparatifs fastueux de la Coupe du Monde, brocarder les diktats de la FIFA et, surtout réclamer de meilleurs systèmes de transports, d’éducation et de santé. Un an plus tard, l’élan est retombé, les protestataires sont plus rares. « Quand le ballon roule, c’est lui qui gouverne », dit le chanteur Gilberto Gil, ex ministre de la culture. Mais chez les moins privilégiés que lui, l’amertume reste palpable et le documentaire parvient parfois à la capter.

Au fil de rencontres avec Wladimir, ancien joueur et ami de Socrates ; Raï, petit frère de Socrates, star du PSG dans les années 90 et aujourd’hui à la tête d’une fondation d’aide aux enfants d’une favela ; Gilberto Gil ; Alfredo Sirkis, ex révolutionnaire guerillero converti à la realpolitik ; un «chamane-entraîneur de foot » d’une favela ; un prêtre candomblé un peu devin …  le film dresse peu à peu un tableau assez fin de ce Brésil complexe, décevant et fascinant à la fois. Au gré des matches qu’il regarde avec ses compagnons d’un jour, hurlant et vibrant de concert et s’inquiétant de plus en plus pour la Seleção jusqu’au tragique 7-1, Cohn-Bendit multiplie les points de vue: il rend visite à des représentants du mouvement des Sans Terre ou part à la rencontre, dans sa tribu, du jeune Indien Guarani qui, lors de la cérémonie d’ouverture, a brandi furtivement (après avoir lâché sa colombe) une banderole où était inscrite «Demarcação», mot symbolisant les revendications territoriales de son peuple ; ce geste est censuré par la télévision brésilienne. « Nous sommes les seuls à avoir cherché à le retrouver », constate fièrement Cohn-Bendit, non sans méditer sur l’incapacité du Parti des Travailleurs au pouvoir (d’essence marxiste), à prendre à bras le corps la question des droits des Indiens. A la faveur de la rencontre, sur une plage, avec deux jeunes championnes de footvolley (sport hybride brésilien) et de football, il s’étonne qu’au pays du ballon rond, le machisme ambiant empêche l’essor du foot féminin ou au moins la création d’un championnat professionnel,  malgré un vaste réservoir de joueuses et l’exemple de la célèbre « Marta », considérée comme la plus grande joueuse de tous les temps.

De ce périple, Cohn-Bendit revient sans grandes illusions. Du « beau jeu » brésilien, il ne reste plus grand chose. « Si, se reprend-il, vous le voyez encore en regardant jouer les mômes sur la plage ». Le football ne se mêle plus de politique, à l’exception peut-être de l’ancien joueur Romario, devenu député engagé contre la corruption. Rencontré pendant les repérages, ce dernier avait d’ailleurs accepté de participer au documentaire mais il s’est finalement dérobé. Quant au pays lui-même, il a progressé, est devenu plus démocratique, mais les inégalités et la corruption restent agressivement présentes; aux espoirs immenses suscités par l’avènement du PT au pouvoir il y a 12 ans a succédé une désillusion d’ampleur comparable. L’exaspération envers le gouvernement de Dilma Rousseff ne cesse de croitre, sans se cristalliser vraiment.

Histoire de rester, malgré tout, optimiste, Dany le Rouge devenu Daniel le philosophe estime que le monde marchand ne laisse plus de place à la grande utopie mais que celle-ci «se morcelle en milliers de petites utopies ». Finis les personnages mythiques comme Socrates, « les petites révoltes durables sont l’oeuvre de héros du quotidien« , conclut-il.

(1) réalisé par Niko Apel et Ludi Boeken (France, 2015, 90 min)

 

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