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Carlos Quenan : « Une grande partie des Péruviens n’a pas profité de la prospérité du pays »

Professeur à l’Institut des Hautes études d’Amérique latine (IHEAL), Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, vice-président de l’Institut des Amériques et économiste senior au département de la recherche économique de Natixis, Carlos Quenan analyse pour Latina-eco le déroulement de l’élection présidentielle péruvienne, avant le second tour qui se tiendra le 5 juin prochain.

Carlos Quenan

Carlos Quenan

Comment expliquez-vous que les deux candidats du deuxième tour soient ceux qui prônent un changement radical_ Ollanta Humala, nationaliste de gauche et Keiko Fujimori, fille d’un ancien président aujourd’hui emprisonné _  alors que l’économie du Pérou est en plein essor ?

La situation peut en effet sembler paradoxale. Bien que le Pérou connaisse depuis les années 2000 un cycle de croissance très dynamique _ avec, en 2010, une progression du PIB de 8,7% _ on constate que le président Alan Garcia termine son mandat avec une cote de popularité très basse (30% en janvier 2011), et que tous les candidats que l’on qualifie de «pro système » ont été balayés au premier tour. Pourtant, l’inflation est sous contrôle et le chômage a fortement diminué au cours de la dernière décennie pour se situer au niveau historiquement bas de 7,1%.

Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. Les bons indicateurs macroéconomiques ne suffisent pas, car une partie importante de la population n’a pas profité de cette prospérité. Celle-ci repose d’ailleurs de plus en plus sur l’activité minière, qui génère peu de main-d’œuvre. Le taux d’emplois précaires est ainsi passé de 38,6% à 42,1% en une décennie. La pauvreté a reculé mais reste importante et les inégalités sociales sont extrêmement fortes. Le coefficient de Gini s’est d’ailleurs dégradé depuis le milieu des années 90. Selon les données de 2007, les 20% des Péruviens les plus aisés reçoivent près de 55% de la richesse produite, contre 3,6% seulement pour les 20% les plus pauvres. Là réside l’origine du mécontentement que les électeurs ont exprimé.

A cela s’ajoutent de fortes disparités régionales. Le niveau de vie dans les Andes et en Amazonie n’a rien à voir avec celui des quartiers chics de Lima. Ce sont deux mondes différents. La carte électorale est éloquente : Humala est arrivé en tête au premier tour dans 17 des 24 régions. Il a même obtenu la majorité absolue dans deux des circonscriptions les plus pauvres.

Aucun des gouvernements récents n’a donc tenté de lutter contre ce décalage entre croissance et niveau de vie de la population ?

Pour comprendre la situation du pays, il faut remonter aux années 90, à l’époque de l’ancien président Alberto Fujimori. En un laps de temps très court (1992-1993), celui-ci a imposé des réformes libérales de grande ampleur, qui ont profondément modifié les structures institutionnelles du pays. On a appelé ça le « Fujichoc ». Selon la Cepalc (1), il s’agit de la politique de libéralisation la plus radicale de toute la région, qui n’a peut-être d’égale que la vague de privatisations et de libéralisation lancée au même moment en Argentine par l’ancien chef d’Etat Carlos Menem. Rien à voir en revanche avec le Brésil ou d’autres pays, où le processus s’est étalé sur plus d’une décennie. Cette politique musclée a d’ailleurs permis à Fujimori de lutter efficacement contre l’hyperinflation _ et contre le terrorisme du Sentier lumineux_ ce qui lui a valu une popularité élevée, avant de dériver vers l’autoritarisme et la corruption.

Ses successeurs Alejandro Toledo, puis Alan Garcia ont certes renoué avec un certain respect institutionnel mais ni l’un ni l’autre, bien que centristes, n’ont vraiment infléchi la ligne libérale de la politique économique de Fujimori. Même s’ils ont lancé de nouvelles initiatives (tel un plan de transferts sous conditions mis en place par Toledo), ils sont restés plutôt timides en matière de réformes sociales. Résultat, les dépenses publiques sociales sont toujours très faibles. Elles n’ont que peu progressé en 10 ans dans le domaine de la santé et dans l’éducation, elles ont même reculé en termes relatifs, à 2,7% du PIB, contre 3,2% en 1998. Cette situation s’explique par un autre handicap du pays : la faiblesse criante de la pression fiscale, qui ne représente que 13,8% du PIB (l’objectif est de 15% en 2012). Soit moins que pour l’ensemble de l’Amérique latine (où la moyenne, de 17 à 18%, est pourtant déjà basse) et bien moins qu’au Brésil (35 à 36%) ou en Argentine (autour de 30%).

Les milieux d’affaires voient en Humala un nouveau Chavez et s’inquiètent de sa possible élection. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous à sa victoire ?

Evidemment, les investisseurs s’inquiètent davantage d’une victoire d’Humala que de Keiko Fujimori, qui est considérée comme « pro ordre » et « pro marché ». Personnellement, j’ai tendance à penser qu’en cas de victoire, Ollanta Humala ne remettra pas en cause radicalement la gouvernance économique du pays. Il semblerait qu’ il ait opéré un recentrage depuis 2006 il s’est même rendu il y a quelques mois à Washington pour essayer de montrer qu’il était devenu plus modéré. Il pourrait aussi recevoir le soutien de plusieurs candidats malheureux du premier tour et fédérer les anti-Fujimori. Sera-t-il élu ? Il a fait une campagne très intelligente, aidé par les anciens conseillers de Lula. C’est peut-être le moment Humala mais n’oublions pas qu’une nouvelle campagne a commencé pour le deuxième tour, et que Keiko Fujimori fait actuellement tout pour convaincre l’électorat qu’elle ne succombera pas aux dérives autoritaires qui ont caractérisé la gestion de son père.

Ce scrutin n’illustre-t-il pas aussi la faiblesse chronique des partis politiques au Pérou?

Certainement. Le seul qui subsiste est l’Apra, d’essence nationaliste et sociale démocrate à la fois, or il est très mal en point. C’est le parti du président sortant Alan Garcia. Pourtant, la candidate qu’il a choisie a dû jeter l’éponge avant les élections, faute de percer dans les sondages !

Avant les années 80, il existait plusieurs forces politiques structurées, dont un parti démocrate chrétien et des partis de gauche qui bénéficiaient d’une forte audience dans les quartiers pauvres de Lima et les zones défavorisées du pays. La plupart n’ont pas résisté à la profonde crise sociale et économique, qui a débouché sur l’avènement, en 1990, de deux outsiders hors partis : l’écrivain Mario Vargas Llosa (actuel Prix Nobel de littérature) et Alberto Fujimori. Tous deux se sont imposés uniquement par leur personnalité, et non grâce à un appareil politique. Le premier (centre droit puis droite libérale) , très apprécié des élites éduquées, a été battu par Fujimori (droite populiste) , qui a su séduire la population en répétant : «Je ne parle pas, j’agis». Depuis cette période, aucune force politique solide n’a pu se reconstituer : on a plutôt assisté à un défilé de formations de circonstance, vouées uniquement à servir un candidat-caudillo.

(1) Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes